MÉMOIRE DE MAÎTRISE DE SCIENCE POLITIQUE-1989
MATIÈRE: ANALYSE DES IDÉOLOGIES
DIRECTEUR DE MÉMOIRE : Mr. MAURICE ROBIN
La "Trilogie noire"
est un recueil de trois romans, rédigés par Léo
Malet, le créateur du détective de choc, Nestor
Burma et qui rendit ce premier célèbre. Cette "Trilogie
noire" est composée de "La vie
est dégueulasse" parue en 1948, de "Le
soleil n'est pas pour nous" paru en 1949 et de "Sueur
aux tripes" qui, achevée en 1949 ne fût
éditée qu'en 1969, grâce aux efforts de Jean
Claude Romer, qui fût l'artisan de la réédition
chez Éric Losfeld de la réunion de ces trois ouvrages.
L'auteur explique sa motivation initiale quant à la rédaction
de ces romans noirs de la façon suivante: "Devant
le succès obtenu par le fameux "J'irai cracher
sur vos tombes", de Vian-Sullivan, je me suis dit
que je pourrais tenter un essai dans cette direction. A la S.E.P.E.,
les Nestor Burma se vendaient , mais pas à un rythme satisfaisant.
Peut-être qu'un roman noir vraiment noir dépasserait
la barre des cinquante mille exemplaires. Là aussi, il
a fallut perdre mes illusions, du moins au début. Quoi
qu'il en soit, j'ai écrit les trois livres qui composent
ce qu'on a appelé plus tard la "Trilogie noire".
Je ne nourrissais aucune ambition particulière, en écrivant
ces romans.". En fait, sous cette apparente faiblesse d'intérêt
accordé à ces trois livres, elles sont les plus
chères à Léo Malet, confirmant ainsi son
esprit de contradiction.
Cette préférence nourrie par l'auteur pour ces trois
romans est due au fait qu'il s'est largement investit personnellement
dans leurs rédactions. C'est de sa propre expérience
qu'il s'est inspiré pour créer ses personnages ainsi
que les cadres de leurs actions. Ces romans eurent à leurs
parutions une faible audience auprès du public, que Léo
Malet avec humour explique comme ceci: "Le titre du premier roman de la trilogie , "La
vie est dégueulasse", je l'ai voulu par provocation.
Grosse erreur, parce que ça a fait plutôt fuir le
lecteur, les gens chez le libraire n'osant pas prononcer ce titre."
Les références autobiographiques sont multiples dans les trois volets de ce triptyque à la mode noire. Né le 7 mars 1909, Léo Malet perdit son père et son frère, victime de la tuberculose, alors qu'il était âgé de deux ans. Sa mère, quant à elle, fût emportée par le même mal un an plus tard. Cette condition d'orphelin, ce triste départ dans la vie, se reflète dans chacune des situations initiales des héros de la trilogie,qu'il s'agisse de Jean Franger, d'André Arnal ou de Paul Blondel. La condition de vagabond de ces trois personnages est également issue de la jeunesse parisienne de l'auteur, car celui-ci dans les années 1925-1926., selon ses propos, "traînât pas mal la savate dans les rues de Paname et et sur les berges de la Seine.
Jean Fraiger, dans "La vie est dégueulasse", présente d'autres points communs avec son créateur. Ils consistent en son engagement politique dans le mouvement anarchiste, et en son état civil directement dérivé du nom du grand père maternel de Léo Malet: Omer Refreger. Un autre point commun réside dans le récit du dépucelage à 6 ans du héros, qui est mot pour mot identique à celui que fait Léo Malet du sien propre dans "La vache enragée".
Les pérégrinations d'André Arnal, personnage central de "Le soleil n'est pas pour nous", retrace deux étapes qui ont vivement marqué le jeune Léo Malet, à savoir son expérience pénitentiaire à la prison des jeunes détenus de la petite Roquette., ainsi que son séjour au foyer végétalien de la rue de Tolbiac. Il cite à propos du deuxième volet de la "Trilogie noire":"Dans "Le soleil n'est pas pour nous", je raconte certaines des histoires qui me sont arrivées quand je traînais la savate à Paris. La scène qui se passe à la petite Roquette, je l'ai vécue, pendant les quelques mois que j'y ai passé. Je me souviens d'avoir pleuré un soir quand j'ai compris que je devrais peut-être rester en cabane jusqu' à vingt et un ans. C'est à ce moment que j'ai entendu le prévôt crier dans les couloirs: "7143, Liberté !" C'est le début du roman."
La fascination de Léo Malet pour les faits divers, a constitué une grande source d'inspiration pour la majorité de ses créations littéraires. En effet, la trame des enquêtes de Nestor Burma a dans une grande mesure, pour origine, un fait divers qui a été exploité par le créateur de l'homme qui met le mystère K.O.. Léo Malet se qualifie lui même comme étant né sous le signe du fait divers, et cela se retrouve de façon évidente dans la "Trilogie noire". Certains de ces faits divers constituent la ligne principale du récit, comme les exploits de la bande à Bonnot, ou bien comme cet assassinat d'un couple de retraités par deux jeunes prostitués qui pendant leur sordide besogne s'écriaient à chaque coup de couteau: "Ca, c'est pour Mohammed! Ça, c'est pour Ali!". Ce dernier, qui eut lieu dans les années 1927-1928, marqua Léo Malet de part le fait qu'il scandalisa les bonnes gens. Par contre d'autres faits divers sont utilisés dans ces romans, en tant que rupture dans la trame romanesque. L' incursion du fait divers réels dans la logique romanesque est un procédé que littéraire que l'on retrouve chez certains auteurs inspirés du courant baroque. Ces faits divers concernent entre autres, une évasion de jeunes pupilles d'une maison de redressement en 1936 et la défenestration de sa mère par un adolescent.
Dans les deux premiers volets de ce cycle noir, certains extraits peuvent être assimilés à des passages d'expression politique . Dans "Le soleil n'est pas pour nous", ils résident surtout dans la description du foyer végétalien de la rue de Tolbiac. "La vie est dégueulasse" laisse apparaître plusieurs thèmes anarchistes, abordés de diverses manières, tel le mythe des bandits tragiques ou la question de l'illégalisme.
"La vie est dégueulasse" s' est imposée comme corpus textuel principal de ce mémoire et ce pour plusieurs raisons.
La première du fait de la floraison de thèmes politiques essentiellement anarchistes qui le structurent.
La seconde repose sur l'engagement politique du personnage central, qui du moins à l'origine, agit sous des prétextes idéologiques, contrairement aux héros des deux derniers volets qui. S'ils sombrent dans la délinquance ce n'est que poussé par la misère ou par un problème d'ordre psychique.
Ce premier roman "doux", relate, sur un mode surréaliste, l'épopée d'un bandit tragique du genre de Jules Bonnot, au travers de sa recherche désespérée d'amour.
Cette étude, s'est construite autour de deux axes, qui
se réfèrent chacun, aux deux hommes qui ont le plus
influencé Léo Malet, à savoir André
Colomer, l'anarchiste pacifiste et déserteur de la guerre
14-18, et André Breton, l'un des fondateurs du mouvement
surréaliste.
La première partie, est consacrée au suivi de la ligne thématique du roman, permettant ainsi de dégager des rappels directs ou des allusions à des pans de théories anarchistes, ou d'autres doctrines politiques comme le trotskisme.
La seconde partie, suivra la ligne surréaliste, à travers l'étude symbolique de deux passages d'expression onirique, afin d'y trouver matière à renforcer les positions politiques prises par l'auteur, et plus particulièrement le sentiment anarchiste individualiste de ce dernier.
La conclusion, est constituée d' une extension du mémoire, axée sur la personnalité de Léo Malet, et sur d'autres aspects de ses engagements philosophiques ou politiques .
La première partie de ce mémoire
a pour objet de dégager la ligne politique qui continuerait
à exprimer une vision anarchiste et surréaliste
dans la création romanesque de Léo Malet.
Le développement de cette partie est d'ordre thématique
et consiste à repérer les passages d'expression
politique, à les analyser en fonction des prises de position
de Léo Malet, ainsi qu' en fonction des différentes
théories politiques qui ont influencés la personnalité
de l'auteur.
Le premier engagement politique de Léo Malet, remonte à
son adolescence, lorsqu'il rejoignit les anarchistes de Montpellier,
au café "La Prolétarienne".
Ensuite, à partir de 1925, il fréquenta assidûment
les anarchistes parisiens.
Par la suite il épousa la vision du courant surréaliste
qui ne s'est jamais définit clairement sur le plan politique,
mais qui a toujours été porté plutôt
à gauche, en adhérant aux différentes thèses
marxistes, léninistes ou trotskystes.
Léo Malet, selon ses propos, n'aurait été
qu'un suiveur. Lorsqu'il signa des tracts ou des pétitions,
ce ne fut, toujours selon lui, que par suivisme à l'égard
de ses amis. Mais ces propos méritent une analyse plus
fine, du fait du caractère du personnage qu'est Léo
Malet, et qui cultive la contradiction avec une passion non dissimulée.
Dans ce roman "doux" comme le qualifie
son auteur, l'analyse thématique fait ressortir différents
thèmes anarchistes dont le principal est celui de la bande
à Bonnot, qui est présent tout le long du roman.
Dés le premier chapitre, ce thème apparaît
accompagné d'un autre, indissociable de celui des bandits
tragiques, qui est celui de la reprise individuelle et des attentats
expropriateurs. Les ressemblances et les parallèles, entre
l'équipée des bandits en auto de "La
vie est dégueulasse" et les événements
funestes survenu en 1912 dus aux exploits de Jules Bonnot, sont
multiples. Ce chapitre contient deux portraits du chauffeur, qui
confirme ce parallèle. Le rôle du pilote, dans ces
coups de mains était primordial, car c'était de
lui que dépendait la fuite , et donc par voie de conséquence
la bonne réussite de l'opération.
Dans l'émission du 22-03-1989 sur A2, "Les grands
criminels" consacrée à la bande à
Bonnot décrit le chauffeur par ses connaissances techniques
indispensables à l'entretien et à la marche du véhicule,
par le sang froid nécessaire à l'attente de ses
compagnons pendant l'attaque, et par des qualités de conducteur
fort rares en ce début de siècle. Jules Bonnot était
le chauffeur et le mécanicien de la bande. Dans le texte,
la fusion surréaliste d'Albert, le pilote, et de la machine,
l'assimile à une bête féroce , et renforce
ainsi le caractère primordial du rôle du chauffeur
dans ces sanglantes équipées.
Le récit de l'attaque et de la fusillade, par le choix
des substantifs à connotation sexuelle ou sanglante, accentue
le caractère violent et tragique de l'agression. Le roman
est parsemé d'extraits de journaux relatifs aux exploits
des bandits en auto, décrivant la réalité
dans sa violence et sa crudité, provoquant ainsi la rupture
avec le surréalisme de la narration et l'émotion
dans l'opinion publique. Ces deux éléments permettent
de réaliser un autre rapprochements avec les événements
de 1912, car ce qui fit la célébrité de la
bande à Bonnot fût la violence et la sauvagerie gratuite
de leurs actes de terrorisme, ainsi que l'ampleur prise par le
phénomène de psychose parmi le public,par l'intermédiaire
de la presse.
La deuxième attaque à main armée de la bande
à Jean Fraiger, est le braquage d'une banque, qui se solde
par la mort d'un employé. Cette agression est comparable
à l'attaque de l'agence de la société générale
de Chantilly par la bande à Bonnot, qui fît deux
victimes parmi les employés de celle-ci. Après ce
hold-up., pendant la fuite, Jean Fraiger abat à bout portant
un "flic en uniforme" qui effectuait un contrôle
d'identité. Or, après avoir cambriolé un
notaire de Pontoise , le véhicule de la bande à
Bonnot se fît également intercepté par un
policier pour un contrôle et Callemin dit Raymond-la-science
qui ne songea même pas à discuter, par trois fois
tira sur l'agent qui tomba mortellement blessé.
Une autre coupure de presse annonce l'arrestation de deux imitateurs
en mal de publicité, qui ont agressé un encaisseur.
Il y a là encore une résurgence du mythe de la bande
à Bonnot dont le premier méfait avait été
l'attaque d'un encaisseur. En ce début de siècle,
les encaisseurs publiques étaient vêtus d'un uniforme
surmonté d'un bicorne, ce qui comme l'affirme ironiquement
Alphonse Boudard, les rendaient particulièrement discrets.
De son passage au foyer végétalien de la rue de
Tolbiac et dans les milieux anarchistes parisiens, Léo
Malet dira :"ça
discutait ferme dans les années vingt, chez les anars,
pour ou contre l'illégalisme. La bande à Bonnot
était brusquement revenue à l'ordre du jour pour
le motif que, simultanément, plusieurs ouvrages avaient
paru sur le sujet, actualisé par la campagne que menait
le journaliste Albert Londres en faveur d'Eugène Dieudonné,
au bagne depuis 1912, après avoir échappé
de justesse à la veuve, et dont l'innocence, proclamée
en pleine cour d'assises par Raymond-la-science, ne souffrait
quasiment aucun doute."
En 1925, à son arrivée à Paris, Léo Malet avait été fortement attiré par la pensée d'André Colomer, quant à l'illégalisme et quant à la bande à Bonnot. Dans son recueil de souvenirs ." A nous deux, Patrie !".. le rédacteur de "l'insurgé" fait notamment le récit de l'épopée des bandits tragiques, dont le lyrisme violent a été largement critiqué par ses camarades de combat. André Colomer a procédé dans cet ouvrage, à une mythisation totale des actions de Jules Bonnot et de ses acolytes, en idéalisant leur révolte contre la société. Léo Malet fût un temps tenté par l'illégalisme, mais estima vite que la frontière entre la reprise individuelle pour raisons idéologiques et la délinquance pour motifs de droit commun, est vite franchie. Il ajoute d'ailleurs dans "La vache enragée", qui " si l'illégalisme consiste, pour des raisons théoriques, à attaquer un garçon de recette ou une banque, et à se retrouver derrière les barreaux pendant vingt ans, ce n'est peut-être pas ce qu'on a trouvé de mieux pour affirmer son individualité."
Dés le premier chapitre, le lecteur prend conscience du
caractère déséquilibré de tourmenté
sexuel et de la tendance suicidaire du personnage principal de
ce roman, qui ne fera que s'amplifier tout au long de la narration
. Dés le début du roman, apparaît donc un
thème cher à Léo Malet, à savoir ce
qu'il en est de la pureté des motivations des bandits individualistes.
Ces derniers ne seraient ils pas uniquement composés d'individu
répondant à des pulsions meurtrières comme
Jean Fraiger, ou de criminels de droit commun, qui utilise une
façade théorique comme prétexte à
l'action violente . L'auteur cite, toujours dans "La
vache enragée", "Même si, on peut le dire maintenant
sans leur faire injure, les bandits tragiques, que Colomer préférait
appeler les bandits individualistes, n'étaient pas tous
des bandits à idées. Bonnot était un truand
ordinaire." . Tous les personnages
teintés d'anarchisme que le lecteur peut rencontrer dans
l'uvre de Léo Malet, qu'il s'agisse de Jean Fraiger dans
"La vie est dégueulasse", d'André
Arnal dans "Le soleil n'est pas pour nous",
ou de Jean Deslandes et Charles Baurénot dans "Brouillard
au pont de Tolbiac", n'agissent pas pour des motifs
d'idéologie politique mais pour d'autres raisons propres
à chacun de ces cas. Ces raisons sont des pulsions meurtrières
incontournables pour Jean Fraiger, le désespoir amoureux
d'André Arnal ou la simple délinquance en ce qui
concerne Deslandes et Baurénot .
Dans les sympathies que cultive Léo Malet, celle qui va
à Alexandre Jacob, l'anarchiste-cambrioleur, auteur de
cent cinquante casses de reprise individuelle entre 1900 et 1905,
et fondateur de l'association de cambrioleur appelée "Les
travailleurs de la nuit", est la plus puissante de
toutes celles qu'il éprouvait à l'égard des
personnalité du mouvement anarchiste. Cette position dans
l'estime de Léo Malet, n'est apparemment pas imméritée
du fait de l'intégrité idéologique de Jacob.
En effet, Jean Maitron dans "Histoire du mouvement anarchiste
en France", décrit "Les travailleurs
de la nuit" comme une bande de vulgaires délinquants
dans laquelle seul Jacob versait la majorité du fruit de
ses opérations nocturnes aux caisses du mouvement libertaire
.
Cette question de la pureté des motifs initiaux des individualistes
expropriateurs , se retrouve dans "Le soleil n'est
pas pour nous" et dans "Brouillard au
pont de Tolbiac", dans deux descriptions quasiment
identiques du foyer végétalien .
Ces deux exposés relatifs à ce foyer libertaire,
signalent l'un comme l'autre , la présence sur un mur d'une
affiche annonçant un débat au club des insurgés
avec André Colomer pour orateur, sur le sujet de "Qui
est le coupable? La société ou le bandit?".
Dans "La vie est dégueulasse", la réunion du comité anarchiste dans les locaux d'une imprimerie, est largement inspirée de l'expérience personnelle de l'auteur. Dans une interview réalisée par Françoise Travelet pour "La rue"(N°28, 1 er trimestre 1980), Léo Malet raconte son arrivée à Paris :"Le premier soir, j'ai couché chez Colomer, rue de Charenton, sur un divan sur lequel avait dormi Germaine Berton (le 26 juin 1923, elle avait assassiné Marius Plateau dans les bureaux du secrétaire de rédaction de l'Action Française journal monarchiste) ainsi qu'Emile Cotin que j'ai bien connu par la suite, et qui était célèbre pour avoir tiré sur Clémenceau."
Dans le roman, la seconde réunion
au siège, est une réunion extraordinaire du comité.
Elle se trouve marquée par la présence de Raymond,
le mineur anarcho-syndicaliste. A la suite de Colomer, Léo
Malet eut des relations avec les anarcho-syndicalistes de la jeune
CGT, dont les meetings dans ces années avaient pour sujet
des débats, d'une part, l'intégration des anarchistes
dans le monde ouvrier, et d'autre part, le mythe de la grève
générale qui se serait étendue à tous
les secteur d'activité du pays . Ce thème se retrouve
dans "La vie est dégueulasse",
à travers la grève des mineurs réprimée
par la troupe, ainsi que dans le comportement anarcho-syndicaliste
de Raymond, qui bien que sachant pertinemment que toute grève
nécessite un financement, refuse les déviations
de doctrines et le soutient par la reprise individuelle. Pour
ce mineur, l'époque de l'illégalisme est révolue,
comme celle des attentats expropriateurs. Raymond exprime sous
une forme implicite, l'idée selon laquelle les repreneurs
individuels ne sont que des criminels et non des idéalistes
. Ce dialogue entre Jean Fraiger et Raymond, peut être interpréter
comme un dialogue entre Léo Malet, jeune et anarchiste,
et Léo Malet, plus âgé et désillusionné.
Il cite, dans "La vache enragée",
à propos de son chemin politique: "Que penserait mon double de dix-sept ans,
au drapeau noir, du Léo Malet d'aujourd'hui? Beaucoup de
mal sans doute, lui était révolutionnaire et moi
je ne le suis plus. Il y en a qui dépouillent le vieil
homme, moi, j'ai dépouillé le jeune adolescent."
Plusieurs piques lancées contre le système
démocratique figurent dans ce roman, et notamment lorsque
Jean Fraiger jette à Raymond: "Tu ferais un
bon député!". La critique de la démocratie
et plus particulièrement du système représentatif
sont caractéristiques des théories libertaires.
Pour les anarchistes, comme Libertad qui fût le fondateur
du journal "L'anarchie", il faut renier
toutes formes d'État qu'elles soient démocratiques
ou non, ainsi que tous les systèmes électoraux qui
les accompagnent. André Colomer, dans "A nous
deux, Patrie!" pose sur le papier une harangue effectuée
par Libertad :"Toi
qui prétend être libre, pourquoi votes tu? ... Écoute,
personne ne peut que représenter que soi même. En
votant, tu es le pire des esclaves. Car celui qui s'est choisi
un maître s'appartient encore moins que celui à qui
le maître s'est imposé par la force. Celui ci ne
peut renier son maître comme une brutalité qu'il
ne reconnaît pas. Celui là ne pourra jamais se révolter
contre la chaîne, il se l'est donné lui même.
Ne sois pas cet esclave volontaire. Sois toi même ton libérateur.
Fuis cette salle empestée où l'on grise de grosse
éloquence ces pauvres brutes afin qu'elles acclament leur
propre servilité. N'écoute aucun prometteurs de
paradis pour demain. Ils mentent tous. C'est aujourd'hui qu'il
te faut vivre. C'est en ta réalité individuelle
qu'est ton bonheur." .
C'est l'un des sujets principaux des théories anarchistes
qui renient tous les régimes démocratiques comme
étant des négations de l'individu, au même
titre que les monarchies ou les dictatures. Cette position vis
à vis des systèmes démocratiques fait largement
l'unanimité au sein du mouvement libertaire, même
si certains théoriciens la nuancent, comme Michel Bakounine
qui sur la fin de sa vie, déclara :"La pire des démocraties vaut infiniment
mieux que la plus libérale des monarchies." Cette primauté accordée à l'individu,
se retrouve dans divers passages et sous différentes de
conformité de formes dans "La vie est dégueulasse".
Le refus la part de Jean Fraiger, sa volonté de singulariser
son amour et les efforts mentaux qu'il produit pour se désolidariser
du reste de l'humanité, pourrait se concevoir comme dérivant
de thèses anarchistes, s'ils n'étaient dus à
des troubles psychiques importants. La notion d'individualisme
est présente dans de nombreuses uvres de Léo Malet.
Cette notion a été développé à
l'origine par Max Stirner dans "L'unique et sa propriété",
qui inspira de nombreux théoriciens libertaires et notamment
Félix Le Dantec dont l'ouvrage "L'égoïsme"
était le livre de chevet de Raymond-la-science. L'exemplaire
détenu par Callemin, qui était le théoricien
de la bande à Bonnot, était criblé d'annotations
révélant des lectures fréquentes et appliquées.
D'ailleurs le surnom de Raymond-la-science attribué à
Callemin, vient du fait qu'il lisait beaucoup , abondait en citations
et dégorgeait avec une vanité quasi enfantine une
érudition mal assimilé.
L'individualisme est un des pivot principal des théories
anarchistes, tous les penseurs du mouvement libertaire l'ont développé,
certains même jusqu'à son paroxysme, à savoir
la lutte individuelle contre l'État par l'intermédiaire
d'attentats expropriateurs, comme par exemple dans les thèses
nihilistes du Prince Kropotkine. L'action de Jean Fraiger est
une action d'individualiste nihiliste, mais ce nihilisme a pour
objectif véritable le personnage lui même. Le culte
de l'individualité est le côté libertaire
que Léo Malet n'abandonna jamais, en cultivant la contradiction
et par là le non-conformisme avec un plaisir non dissimulé.
Cet aspect contradictoire de l'énergumène qu'est
Léo Malet est présent dans la majorité de
son uvre qu'elle soit d'obédience surréaliste ou
non, ainsi que dans ses propos quotidiens.
La location d'une villa isolée, dans un cadre champêtre,
par Jean Fraiger, a certainement été inspiré
à l'auteur par l'affaire Eugène Weidmann, l'assassin
de la Voulzie, ainsi que par celle de Landru, le sire de Gambais.
Le caractère isolée et bucolique de la villa., renvoie
également à un refus de l'encerclement et de l'écrasement
social, ainsi qu'à un thème libertaire de retour
à une vie prés de la nature et non citadine. Il
s'agit du principe de l'épanouissement de chaque individualité
par l'intermédiaire d'un mode de vie agricole d'auto-subsistance.
Ce mode de vie était basé sur une alimentation ne
provenant que du travail de la terre et de laquelle étaient
exclus l'alcool, sous toutes ses formes, le tabac et la viande,
symbole de l'assassinat de l'animalité par l'homme. Ce
thème figure dans de nombreuses uvres anarchisantes et
notamment dans "A nous deux, Patrie!".,
où André Colomer relate de façon dithyrambique
la vie libre et heureuse de ceux , qui par la faute de la société,
deviendront la terrible bande à Bonnot: "Prés de Romainville., ils eurent une
petite maison avec beaucoup de terre autour. Il y avait des arbres,
un champ. Ils y venaient vivre et jouer. En les purifiant de tous
préjugés sociaux, ils avaient simplifié les
besoins de leurs corps. Il leur fallait donc peu de chose pour
s'entretenir. Ils ne mangeaient pas la chair des animaux, ils
ne buvaient aucun alcool, pas même le vin et ils ne fumaient
pas. Quelques légumes, des fruits et de l'eau claire étaient
avec le pain tout ce qu'ils voulaient pour leur subsistance.". Certaines descriptions, de par l'usage de qualificatifs
négateurs, reflètent une vision , chez Léo
Malet, de la société comme destructrice du beau
et du vivant. Cet idéal anarchiste et le sentiment à
l'égard de l'industrialisation de l'auteur rejoignent la
position des mouvements écologistes d'aujourd'hui . Dans
"Brouillard au pont de Tolbiac".. Nestor
Burma-Malet raconte comment certains anarchistes extrémistes
estimaient devoir se nourrir essentiellement d'herbe, et qui plus
est l'ingérer à quatre pattes. L'auteur n'adopta
pas ce mode de vie alimentaire, et s'il ne mangea que peu de viande
durant une grande partie de sa vie, ce ne fût point par
choix idéologique, mais par incapacité financière.
Et la célébrité de sa légendaire pipe
à tête de taureau ne pèse pas en faveur d'une
vie passée sous le signe de l'abstinence tabagique.
Le premier chapitre de "La vie est
dégueulasse" contient plusieurs termes d'origine
ibérique dont "Primamatati", qui
est un lourd revolver espagnol de fort calibre, "Adelante"
ou "Torero". L'utilisation de ces
noms ou substantifs fait allusion à la création
des fédérations et coopératives anarchistes
espagnoles pendant l'entre-deux guerre, ainsi qu'à la guerre
civile qui ce pays . Les aboutissements des
théories anarchistes fédératives n'ont pu
voir le jour que dans deux tentatives de fédérations,
l'une jurassienne, et l'autre espagnole. Les réalisations
anarchistes et autogestionnaires espagnoles connurent un certain
succès mais qui demeura limité dans le temps. Celui
ci néanmoins influença fortement les débats
au sein du mouvement anarchiste international . D'autre part durant
les années trente, Léo Malet fût crieur de
journaux, ce qui lui permit de suivre de prés les événements
de la guerre civile espagnole. Cette époque est marquée
par l'éloignement de Léo Malet des milieux anarchistes
qu'il estimait trop utopiques. Il fréquenta alors le groupe
surréaliste parisien dont le chef de file du moment était
André Breton . C'est par suivisme vis à vis des
surréalistes, que , selon ses propos, il aurait adhérer
quelques temps au trotskisme. Il cite dans "La vache
enragée" : "Je suis passé de l'anarchisme au trotskisme
par suivisme, épousant sans trop m'interroger les thèses
du groupe surréaliste. Trotsky, à l'époque,
restait une grande figure malgré la répression contre
les marins de Cronstadt et contre Makhno, c'était encore
l'homme de la révolution prolétarienne. Et aujourd'hui
encore, sentimentalement, je ne peux m'empêcher d'avoir
une espèce d'affection pour ce vieux révolutionnaire,
pourchassé, traqué, calomnié jusqu'à
sa mort tragique.".
Après les procès de Moscou de
1936, l'auteur a adhéré au P.O.I., le Parti Ouvrier
International, comme beaucoup de surréalistes qui ont coupé
les ponts avec le communisme .
Pendant la guerre d'Espagne, Léo Malet allait souvent au
stade Buffalo, où se tenait de nombreux meetings communistes,
nantis d' une dizaine de numéros de la "Batalla,
et criait à tue-tête:
-"Demandez la Batalla, organe du P.O.U.M.!"et il ajoutait
-"Parti ouvrier d'unification marxiste." histoire de
faire un peu d'agitation car le P.O.U.M. était un petit
parti marxiste espagnol non trotskiste mais anti-stalinien.
Léo Malet mentionne, à propos de la guerre d'Espagne,
dans "La vache enragée" : "J'ai toujours considéré
ça comme une espèce de piège: je ne dirais
pas qu'il avait été tendu sciemment, mais ça
avait bien l'air d'un guet-apens où la fine fleur du prolétariat
mondial est allée se faire casser la gueule pour des haricots,
pour le roi de Prusse, Franco d'un côté et Staline
de l'autre."
Le chant mexicain des partisans de Poncho Villa, intitulé "La Cucaracha" fait de multiple apparition dans ce roman , rappelant ainsi à Jean Fraiger sa première rencontre avec Gloria. La Cucaracha symbolise évidemment la longue marche des insurgés mexicains à travers la montagne, et par là toutes les luttes contre les États oppresseurs des faibles. Cette référence au Mexique rappelle également pour Léo Malet, une autre rencontre, à savoir celle de André Breton et de Léon Trotsky pendant l'été 1938, deux ans avant l'assassinat de ce dernier. Il est a noter que Léo Malet hébergea Rudolf Klement, le secrétaire de Trotsky, qui le 11 juillet 1938, fût enlevé et exécuté par la Guépéou.
Les manifestations oniriques occupent une place
importante dans les oeuvres issues du courant surréaliste.
André Breton cite dans le premier manifeste du surréalisme
(1924) : "Il est
inadmissible, en effet, que cette part considérable de
l'activité physique ( puisque, au moins de la naissance
de l'homme à sa mort, la pensée ne présente
aucune solution de continuité, la somme des moments de
rêve, au point de vue temps, à ne considérer
même que le rêve pur, celui du sommeil, n'est pas
inférieure à la somme des moments de réalité,
bornons-nous à dire : des moments de veille ) ait encore
si peu d'importance, de gravité, que présentent
pour l'observateur ordinaire les événements de la
veille et ceux du sommeil, a toujours été pour m'étonner". La matière onirique dans les techniques surréalistes,
a été largement exploitée par les artistes
et notemment par Léo Malet. Dans chaque enquête menée
par Nestor Burma, le detective de choc, figure, relaté
par l'auteur, un rêve de l'homme qui met le mystère
K.0. Le rêve permet l'intrusion dans chaque enquête
policière d'une pointe surréaliste. "La
vie est dégueulasse" est caractérisée
par une succession,
pour le narrateur d'état de veille, et d'état de
sommeil. Dans ce roman s'opposent deux phases, l'une relative
aux rêves, qu'ils soient
éveillés ou nocturnes, l'autre relative à
la veille c'est à dire à la réalité.
L'état de sommeil, est opposé dans le manifeste
du surréalisme à 1'état d'éveil, mais
la fusion du rêve et de la réalité provoque
pour André Breton, la surrealité. Le rêve
est un véhicule et un créateur de symbole. Il est
l'éxutoire à des pulsions répriméés
dans la journée, il fait emerger les problèmes à
résoudre, et en suggère les solutions. Il est un
révélateur du moi et du soi, et sa fonction est
d'établir dans le psychisme un équilibre compensateur.
La nature complexe, représentative, émotive des
manifestations oniriques, accroit les difficultés d'une
juste interprétation. "La vie est dégueulasse"
est entre-coupée d'interventions oniriques qui se finalise
dans l'ultime chapitre constituant une interprétation freudienne
du cas de Jean Fraiger .
Cette seconde partie du mémoire, se
concrétisera, par une étude essentiellement symbolique
de deux passages d'expression onirique.
L'études de ces dérîves imaginaires et oniriques
à caractères surréalistes, permettra de trouver
des lignes de fuites impliquant une
conception des rapports entre hommes, des rapports d'autorité,
reliable à certains aspects des théories anarchistes
individualistes.
Ce n'était pas la première
fois qu'elle hantait mon sommeil. Je rêvais souvent d'elle.
Cela se passait généralement dans un café
ou une place publique. Jamais ailleurs. J'entrais dans le café
ou j'arrivais sur la place. Dans le premier cas, elle apparaissait
au haut d'un escalier, et moi j'étais au comptoir, dix
marches plus bas, et aussitôt la paralysie me frappait les
jambes et le plafond s'abaissait jusqu'à peser sur mes
épaules. Dérisoire cariatide, douloureux des pieds
à la tête, extérieur et intérieur,
la proie d'une immense envie de me
mouvoir et sanglotant devant l'impossibilité du moindre
geste. Et, autour de moi, des gens indifférents à
mon drame, épargnés
par le plafond qui ne semblait pas les gêner, et menant
une existence normale. Et Gloria au sommet de l'escalier, enveloppée
dans une longue robe blanche. Dans le second cas - le rêve
de la place publique - je m'écroulais dès mon arrivée,
terrassé par ce mal bizarre et inconnu qui me laissait
pantelant. Des tramways passaient, àbord desquels je désirais
prendre passage. Mes jambes brisées m'interdisaient tout
mouvement. Et, dans chacun des véhicules qui passaient
et que je ne parvenais pas à atteindre, il y avait Gloria,
moulée dans sa robe virginale comme dans un suaire. Invariablement,
à cet endroit du rêve, 1'intolérable douleur
physique et morale que j'éprouvais me réveillait.
La nuit, qui m'a souvent terrifié, tissait autour de ma
couche sa toile gluante et pleine de dangers. Les murs suintaient
d'humidité. Des effluves malsains montaient de la cour.
Il faisait noir, mais je devinais, dans l'ombre peuplée
dé larves, le paravent miteux, les meubles boiteux, le
seau hygiénique, la cuvette et le bidet à l'émail
écaillé et toute la misère qui toujours
avait été mon lot. Et je songeais que, dans une
atmosphère parfumée, parmi la soie et le satin,
la caresse des draps de fil, elle prenait du plaisir avec un autre.
Les poings fermés, les dents serrées, j'étreignais
le traversin douteux, enfouissais ma tête dans l'oreiller
sale. Je hurlais silencieusement à l'évocation de
toutes les filles qui, en cet instant, prenaient du plaisir; àl'évocation
de tous les mâles qui leur en donnaient. Une grande, épuisante
haine me soulevait. Cette nuit-là, ce fut délicieux...
tant que dura le rêve. Le décor fut un bistrot, un
endroit louche, mais sympathique. Les clients étaient quelconques,
inoffensifs. Leurs visages n'accusaient pas ces stigmates atrocement
patibulaires, trop fréquents dans mes rêves. J'avais
rendezvous avec elle. Elle arriva. Un élégant tailleur
gris remplaçait sa robe blanche. Son chemisier était
boutonné bas. Lorsqu'elle se penchait, l'ombre troublante
de la naissance des seins s'offrait au regard. Mes mains tremblantes
lui enserrèreni-la taille. Nos lèvres s'unirent.
Elle avait dans la bouche tous les fruits de la terre, de beaux
paysages, des ruisseaux chantants. Et je la pris là, devant
ces gens quelconques et flous que nos jeux n'intéressaient
pas.
Je me réveillai, le front moite, les cuisses poisseuses de ma pollution nocturne. Cette nuit, je l'avais eue pour moi tout seul. Ç'avait été trop bon. Une immense tristesse m'envahit, qu'accentua encore le petit jour blême rampant furtivement dans ma chambre. Je n'aimais pas le petit jour, n'ayant depuis longtemps que des réveils de condamné à mort. Je n'aimais pas davantage le crépuscule, annonciateur des ténèbres qui me paralysaient de terreur dans ma solitude. Une immense tristesse m'envahit. Le cafard. La Cucaracha. Je me sentis aussi disloqué et lamentable que dans mes rêves habituels. Il fallait se rendre à l'évidence: le problème ne comportait pas de solution. Jamais je n'aurais Gloria autrement qu'en rêve et je pouvais même pas diriger les manifestations oniriques. Le mur qui nous séparait était infranchissable. Et ce n'était pas ce que j'avais fait, la voie dans laquelle je m'étais engagé, qui le mettrait à bas. Le rêve avait été délieux. Trop. La réalité n'en était que plus terrible.
Le premier texte est tiré du chapÎtre V: "GLORIA"
Cet extrait se dissocie en deux rêves.
Le premier est le rêve habituel, à caractère
répétitif, et révélateur du désequilibre
psychique
du dormeur.
Le second rêve pourrait se situer dans
la classification des rêves, dans la catégorie des
rèves-pressentiments qui font subodorer et
privilégier une possibilité entre mille. Les quatres
premières phrases, marquent le rêve dans son caractère
répetitif, ce qui permet au lecteur de confirmer son impression
de nevrose quant au comportement des héros. Le cadre onirique
représente un café ou une place publique, qui est
le symbole de la vie sociale. L'image de Gloria apparaissant au
sommet d'un escalier de dix marches, au bas desquelles se trouve
Jean Fraiger, permet une interprétation symbolique interssante
L'escalier symbolise une progression vers le savoir, et vers la
connaissance, mais le jeune anarchiste se trouve au pied de cet
escalier, ce qui renvoit à l'aspect négatif de
l'escalier, celui de la descente et de la chute. L'escalier rentre
dans le sol. C'est l' ouverture vers le monde souterrain, une
descente dans les profondeurs de l'inconscient, qui est l'un des
thèmes de ce roman noir. D'autre part, en haut des dix
marches, qui font reférence au tetraktys dont le sommet
est occupé par un unique point symbolique de l'Un, de Dieu,
ou du principe de toute chose, se trouve cette femme, qui revêt
alors un caractère divin. Ce caractère divin est
accentué par le vétement qu'elle porte, à
savoir une longue robe blanche virginale, car les vêtements
blancs permettent d'identifier les anges. Cette symbolique caractérise
l'impossibilité de son amour. Une image relative au vécu
des rapports sociaux de Fraiger-Bonnot, décrit la paralysie
des jambes et l'écrasement par le plafond du personnage
central devant l'indifference des clients épargnés
par ce mal. Les jambes, organes de la marches, sont le
symbole du lien social. Elles sont responsables des cohérences
et des incohérences de la société. L'incapacité
à se mouvoir de celles-ci, renvoit à une impossibilité
d'integration sociale, ou un refus de vie sociale. L'abaissement
du plafond, venant peser uniquement sur Jean, symbolise l'écrasement
par la vie matérielle, par la vie sociale, qu'il doit mener
pour défendre son existence. L'indifférence des
clients renvoit à la notion d'isolement, de solitude, et
de manque de communicabilité. Cette métaphore onirique,
permet de dégager quelques thèmes anarchistes dont
le refus du poids coercitif de la société, le refus
d'integration à une société abhorrée,
une auto-exclusion de la vie sociale, une volonté d'isolement,
caractéristiques de l'individua-lisme libertaire. Mais
le caractère d'extrême angoisse que revet ce rêve
maintes fois répété, peut expliquer l'individualisme
et l'isolement par rapport à la société du
narrateur, comme n'ayant pas pour cause un choix idéologique,
voirephilosophique, mais plutôt des causes d'ordre psychique
relative à des troubles de l'inconscient. Ce trait est
flagrant dans les sanglots qu'il émet face à l'impossibilité
de rallier la
vie sociale. Ce comportement d'auto-exclusion de la vie sociale,
se retrouve dans le second cas de ce rêve répété.
La description
des tramways passant, dans lesquels du fait de l'immobilité
de ses jambes il ne peut prendre place, fait référence
à la symbolique du train. Dans les manisfestations oniriques,
le train est symbole d'évolution, il permet la communication,
il est l'image de la vie collective, de la vie sociale, du destin
qui nous emporte. La difficulté à monter dans un
train bondé symbolise la difficulté à s'intégrer
à la vie sociale. Cette image implique de la part du rêveur,
l'infantilisme, l'égocentrisme, l'isolement et l'individualisme.
L'image de véhicule dans les rêves, selon Jung, renvoit
à l'image du moi qui est à interpréter en
fonction de la situation du moi sur la voie de communication.
Dans son rêve, Gloria se situe dans le tramways. Il y a
également, ici, une symbolique de l'amour, impossible
qu'il éprouve pour cette femme, dont l'apparition pour
ainsi dire ectoplasmique renforce l'idée de la non réalisation
de cette union.
Le réveil de Jean Fraiger est provoqué
par l'accroissement de la douleur dans les jambes. Ce retour à
la réalité est suivi immédiatement d'une
réflexion surréaliste, développée
autour d'une technique de contraste et d'opposition. La nuit est
comparée à une araignée tissant sa toile.
La nuit couvre plusieurs symboles dont le sommeil, la mort, les
rêves, les tromperies. Elle est le symbole du temps des
gestations, des conspirations, des germinations. Elle est l'image
de l'inconscient, qui dans le sommeil de la nuit se libère.
La nuit revêt un double aspect, celui des ténèbres
où fermente le devenir, et celui de la préparation
du jour où jaillira la lumière. L'araignée
est l'épiphanie lunaire dédiée au filage
et au tissage. La fragilité de la toile évoque celle
d'une réalité d'apparence illusoire et trompeuse.
Le tissage est le symbole du destin, des forces qui "tissent"
notre destinée. Pour Jean Fraiger la toile est gluante
et
pleine de dangers, ce qui reflète, les conditions de vie
de ce dernier. La nuit, le noir, la saleté, le sordide
sont largement associé dans ce roman, en opposition au
blanc, au clair, au jour. Dans l'esprit, dans la façon
de voir son environnement, et dans l'appréhension de la
vie, du narrateur, le noir et le sinistre sont dominant. Le noir
est la contre couleur, symbole de l'aspect négatif, de
l'état de mort, du deuil sans espoir. Dans les rêves
l'absence de couleur répond aux notions d'angoisse, de
tristesse, d'inconscient, de mort et de mal La description du
local du dormeur, et plus particulièrement des murs, symboles
de séparation, renvoit au sentiment d'étouffement,
d'emprisonnement par la vie sociale. Le sentiment de cet anarchiste,
relatif à son refus d'encerclement, se caractérise
dans la
description sinistre des murs et de la chambre, grouillante de
larves. Dans les rêves, les vers sont interprétés
comme des images d'intrus indésirables, qui viennent vous
ravir ou vous ronger une affection très chère, ou
signifier une situation matérielle tournant au désastre.
Le narrateur, dans une comparaison surréaliste, oppose
sa chambre sordide à l'atmosphère parfumée
et luxueuse dans laquelle Gloria se donne à un autre. Le
parfum occupe une position importante dans la perception sensitive
de Jean Fraiger .Quand il
pense aux femmes, il sent immédiatement leur parfum. Le
parfum en symbolique est l'expression des vertus, il a un role
de purification. La notion de pureté et de purification
des souillures sociales se retrouvent dans de nombreuses théories
libertaires. Le parfum de femmes S'opposent ici aux effluves malsains
du local misereux où se trouve le heros. La soie, le satin
et les caresses
se détachent par rapport à la misère décrite
précédemment. La technique surréaliste de
Léo Malet se caractérise par le contraste, voire
la contradiction, qui sont constemment présents dans son
oeuvre. Ce roman "doux" regorge de comparaisons surréalistes,
mettant en scène des éléments n'ayant aucun
point commun, et même étant contradictoire, comme "un sourire susceptible de provoquer
d'un bloc l'avortement de tout un bataillon de femmes grosses" . Le contraste et les ruptures de rythmes sont également
courants, comme 1'opposition du jour et de 1a nuit, du noir et
du blanc, du sale et du propre, dont voici un exemple pris parmi
d'autres. "la route
étendait son ruban, bordé seulement de champs, de
boqueteaux et de décharges publiques". Les poings fermés sont
symboles d'une non activité et les dents serrées,
d'une frustration, d'un blocage, et ceci dans un cadre couleur
de cendre, de saleté, de demi-deuil. Le hurlement silencieux
de Jean, renvoit à la notion de mutisme, qui est le symbole
du blocage et de la coupure par rapport à la communication,
à la vie sociale et collective. La métaphore relative
à la douleur du jeune anarchiste dévoyé dans
son milieu sordide, à la pensée de filles prenant
du plaisir avec d'autres mâles, par sa force, permet de
dicerner la névrose fortement marquée par l'inquiètude
sexuelle de ce personnage.
C'est l'idée des relations amoureuses des autres, qui provoque
la haine chez Jean Fraiger pour Marcel, pour Lautier et pour le
principe féminin.
Ce rêve est déterminant du point de vue symbolique,
des particularités psychiques et des troubles de l'inconscient
de l'acteur
central dans sa recherche de l'amour. Le
contraste dès les premiers mots entre les deux rêves
est flagrant. Celui ci est délicieux. Le cadre est toujours
en relation avec la vie sociale par l'intermédiaire d'un
bistrot, d'un endroit louche mais sympathique L'absence d'escalier
signifie que la relation entre Jean et Gloria s'effectue sur un
même plan. Elle est vêtue d'un élégant
tailleur gris. Le gris en symbolisant le milieu de la gamme chromatique,
symbolise l'homme qui se situe entre le noir et le blanc. Gloria,
habillée de gris, rompt ainsi avec l'image angelique voir
ectoplasmique, de son apparition en robe blanche dans le rêve
précédent pour s'humaniser. Elle porte une chemise,
qui est le symbole de protection, et laisse apparaÎtre un
sein qui symbolise
la maternité, la douceur, la sécurité, la
fécondité, l'offrande, l'intimité, le refuge,
la protection. Le sein est en même temps le
symbole maternel et la promesse de régénerescence.
Comme le confirmera le chapitre final, le déficit de tendresse
maternelle a
rofondement marqué Jean Fraiger. Le baiser qu'il donne
à Gloria, symbole de l'ouverture par où passe le
souffle, la parole et la nourriture, rappelle
les lèvres des anges, et la porte du paradis. Cet orifice
buccal est emplit de fruits, symbole d'abondance et de
fécondité, de beauté, de ruisseaux chantants
qui font rérérence à l'eau, source de vie
et symbole de purification et de régénerescen-ce,
et au chant qui est le symbole de parole et de communication.
Les jeux de l'amour, auxquels ils se livrent, devant des gens
in-différents symbolise la lutte, lutte contre la mort,
pour la vie, contre les forces hostiles.
Le réveil ramène le héros
dans la réalité, à la prise de conscience
du contraste entre le rêve et la réalité,
entre ce rêve et son
rêve habituel, entre le bonheur de ce rêve et l'angoisse
extrème provoquée par l'autre, entre le bonheur
du rêve et la tristesse du recueil. L'aube, symbole du retour
à la lumière, en succédant aux ténèbres,
ne rappelle à cet anarchiste dévoyé que le
réveil du condamné à mort. Il n'aime ni l'aube
qu'il compare à un serpent, symbole du psychisme obscur,
de ce qui est rare, mystérieux et incompréhensible,
ni le crépuscule qui est annonciateur de son cauchemar
et de ses angoisses. L'incapacité à diriger ses
rêves le
désespère, car le rêve échappe à
la volonté, à la responsabilité du sujet
du fait que sa dramaturgie nocturne est spontanée et incontrolée.
Le chapÎtre se termine sur lanotion de mur, et de séparation
entre Jean et Gloria, entre lui et la société, entre
le rêve et la réalité. Le contraste entre
le rêve et la réalité, présent dans
tout le roman, est souvent atténué lors de comparaison
ou de description, et même fondu suivant le principe surréaliste,
pour donner une surréalité.
Le rêve est constitutif de la mythologie
personnalisée. L'une des règles principales en matière
d'analyse des rêves consiste à ne pas
faire l'interprétation d'un rêve isolé, mais
de plusieurs rêves. Le premier rêve de Jean Fraiger,
doté d'une spécificité répétitive,
est plus déterminantquant à la structure de ses
trou-bles psychiques. La seconde manifestation onirique, à
la connaissance de la suite du roman, peut être classée
dans les rêves pressentiments.
Telle je l'avais vue dans la revue de mode, telle elle m'apparut. Je me souvenais parfaitement du texte. Je ne l'avais lu qu'une fois, mais il était resté gravé dans mon esprit: ... robe du soir...corsage kimono en crêpe croisé jusqu'au-dessous du bras ... jupe en mousseline travaillée deplis non repassés... bouquet de fleurs à la ceinture... double bracelet...
Son visage, légèrement asymétrique,
était surmonté de cheveux tirés qui lui découvraient
les oreilles. A celles-ci brillaient des diamants. Elle avait
le nez fin, aux narines frémissantes. Un léger cerne
ombrait ses yeux. Sous la transparence de la jupe, la chair se
devinait comme enveloppée de brouillard. Elle s'assit au
pied de mon lit sans le faire gémir. Elle parcourut mon
miteux habitat d'un regard dédaigneux. Manifestement, elle
se demandait ce qu'elle était venue faire là. Brusquement,
je regrettai que ce ne fût pas plus
sale. Elle me regarda, semblant me poser une question muette.
- Vous êtes la page 22, dis-je.
Elle rit. Sa bouche était grande - elle aurait pu facilement contenir quarante et quelquesdents - mais jolie. Attirante, même. Oui, cette bouche m'attirait. Et ces dents aussi.
-Je vous ai fait impression? minauda-t-elle.
-Pas plus que d'autres, dis-je.
Je commençai à éprouver une douleur dans les jambes.
-Pourquoi me détestez-vous?
-Je ne vous déteste pas.
-Si, vous me détestez. C'est peut-être parce que vous avez envie de moi.
Elle bougea, dégageant des effluves d'illet.
-Je ne voudrais pas coucher avec vous pour tout l'or du monde. En plus, vous êtes menteur, se moqua-t-elle. Quel gosse vous faites. Savez-vous que vous me plaisez?
- Vous êtes une morue, dis-je, continuant à mentir.
Je ne la détestais pas, j'aurais volontiers couché avec et je ne la tenais pas du tout pour unemorue.
- Vous êtes un dur, dit-elle.
- Je ne sais pas ce que je suis. Foutez le camp ou je vous tue.
J'avais envie de la prendre, là au milieu de la saleté, tout habillée, bien froisser et souiller sa robe de luxe, mais je ne pouvais pas bouger. La porte s'ouvrit, livrant passage à Paul, accompagné du mineur rencontré la veille au comité. Tous deux étaient armés jusqu'aux dents et portaient des brassards rouges. A leur vue, la figure de mode se leva et disparut par la fenêtre.
- Ça y est! s'exclama Paul. La grande bigorne est commencée. On se bat dans les rues et dans tout le pays.
- Les mineurs marchent sur la capitale, ajouta l'autre;
- Bon Dieu, dis-je. Enfin, ce jour est venu! Il y a longtemps
que je l'attendais. On va s'en payer, Paul.
- On te demande au siège, dit-il.
- On me demande là, rétorquai-je, en désignant la revue de mode gisant sur le parquet. C'est là que nous allons. Viens.
Dans les rues, on s'exterminait ferme. Ça tirait de tous les côtés. Des bombes explosaient. Des immeubles flambaient. Les beaux quartiers étaient encore tranquilles. Dès que nous y arrivâmes, ça changea.
- Haut les mains! s'écria Paul.
Elles étaient toutes là, les poupées gracieuses de la revue de mode, celle qui m'avait visité et ses collègues des autres pages, qui en tailleur, en vêtement du matin, en robe du soir, en déshabillé. Paul les considérait, sinistre sous sa bosse, une méchante expressions aux lèvres, les yeux durs, la,mitraillette sur la hanche et le doigt collé à la gâchette. Le souffle court et sifflant, une faim immense le secouait des pieds à la tête.
Je fis signe à une blonde au visage
doux et apeuré, vêtue seulement d'une riche chemise
de nuit, décorée de dessins et de broderies. Elle
s'approcha craintivement. Je lui rejetai les bras en arrière.
Dans le mouvement, les seins saillirent.
L'un d'eux jaillit de la soie, comme une dévorante flamme
rose. J'entrepris de le pétrir, cependant que mes lèvres
cherchaient celles dela fille. Elle ne.me les refusa pas, mais
elles étaient froides. Je serrai fortement mon corps contre
le sien et me mis en marche.
Nous rencontrâmes un obstacle et elle tomba sur un divan...
J'eus soudain l'impression atroce que je
pourrais bien m'escrimer pendant huit jours, remuer comme un essuie-glace,
dans un mécanique mouvement de va-et-vient, je n'arracherais
jamais à ma partenaire un cri ni un soupir. Elle ne s'émouvait
pas sous
mes assauts et entre ma peau et la sienne une sueur froide coulait
. Le linon était à tordre. Je regardai autour de
moi. Assis par
terre, la mitraillette entre les bras, Paul me contemplait en
riant silencieusement. Brusquement, je compris. J'examinai la
fille.
Aux commissures des lèvres, dans
le narines et aux coins des yeux, des larves grouillaient. La
chair s'ivoirait et dégageait déjà
un relent pestilentiel. Je me retirai avec lassitude du cadavre.
Paul m'entraina dans un couloir voisin.
Entassés les uns sur les autres, des cercueils de verre
en garnissaient les parois à perte de vue. Chacune de ces
bières transparentes contenait le corps inanimé
d'une femme. Toujours hilare, Paul me désigna une étiquette.
Je lus :
« Conserves pour l'hiver. » Je m'esclaffai à
mon tour. Paul se baissa et plongea sa main dans une chevelure
rousse qui serpentait à nos. pieds. Il souleva une tête
coupée et, avec une mimique expressive, la balança
comme un fanal. Le sang perlait aux narines, aux lèvres,
aux oreilles et à la section du cou. Les yeux fixes reflétaient
l'or. Alors, Paul approcha de mon visage la tête de Gloria,
sa bouche sanglante prête à mordre.
Je m'éveillai.
Le second texte analysé se trouve dans le chapître VI : "Nuit".
Ce texte commence par un procédé
surréaliste qui est le collage. La succession d'extrait
de journaux, de romans ou de toutes forme
manuscrites, provoque la naissance d'un texte dont l'effet et
la forme surréaliste, est défendu par André
Breton dans le manifeste du
surréalisme. Le chef de file du mouvement surréaliste
cite à ce propos : "les
papiers collés de PICASSO et de BRAQUE ont même valeur
que l'introduction d'un lieu commun dans un développement
littéraire du style le plus chatié. Il est même
permis d'intituler POEME ce qu'on obtient par l'assemblage aussi
gratuit que possible de titres et de fragments de titres découpés
dans les journaux."
Léo Malet composa de
nombreux collages surréalistes.
Il inventa même en 1934, un procédé qu'André
BRETON a homologué
en le classant dans le trésor méthodologique du
surréalisme : le découpage d'affiches. A l'article
décollage, page 9 du dictionnaire abrégé
du surréalisme, publié à l'occasion de l'exposition
internationale du surréalisme en 1938. André Breton
écrivit ceci : "Léo
Malet a proposé de généraliser le procédéqui
consiste à arracher une affiche de manière à
faire apparaÎtre fragmentairement celle (ou celles) qu'elle
recouvre et à spéculer sur la vertu dépaysante
ou égarante de l'ensemble obtenu ." . Le sujet de ce collage littéraire concerne
les vêtements, dont l'exposé des raffinements accentue
encore le contraste entre la condition de Jean et la position
sociale du manequin, objet de la description. Le portrait de cette
femme de la page 22, se concentre sur le visage, qui est le symbole
de ce qu'il y a de divin en l'homme, un divin effacé ou
manifesté, perdu ou retrouvé.
Ce visage, asymétrique, c'est à dire humain par
son imperfection, est surmonté de cheveux, qui sont une
des principales armes de la
femme. Le fait que les cheveux soit tirée, donc noués,
signifie une indisponibilité du don ou de la réserve
de la femme.
Les oreilles, symbole sexuel mais également de communication,
sont percées de diamants, ce qui implique une forme d'engagement
ou d'appropriation de cette femme. Les diamants symbole de perfection,
de solidité, d'intégrité, renforce donc le
caractère
d'indisponibilité que rêvet cette apparition onirique.
Mais, cette indisponibilité, provient encore une fois de
la paralysie du personnage
central, de son incapacité à communiquer et à
donner de l'amour. La référence à la chair,
renvoit à la puissance diabolique habitant
dans le corps de l'homme. La chair associé au sang, symbolise
la nature humaine par opposition à la valeur spirituelle,
elle est l'adversaire de l'esprit. La chair entourée de
brouillard, symbole de l'indeterminé, renforce la fascination,
l'attirance qu'elle provoque et qui est refoulée chez le
héros. Le regard dédaigneux, que cette apparition
jette sur les conditions de vie misérable de Jean, accentue
le contraste entre la vie matérielle des deux personnages.
Cette opposition correspond à la fracture entre les riches
et les pauvres, entre les bourgeois et les ouvriers, qui marquait
la vie sociale lors des engagements politiques de Léo Malet
qu'ils soient
anarchistes ou trotskystes. La différence des conditions
matérielles de vie entre riches et pauvres, donc entre
Jean Fraiger et Lautier est un thème constamment présent
dans "La vie est dégueulasse".
Ce thème de la différence sociale a été
largement développé dans toutes les théories
politiques orientées à gauche, qu'elles soient anarchistes
ou marxistes, quand il ne les fondait pas ...
Ensuite la description de la bouche, symbole
du souffle de la vie et du baiser de l'union, pouvant contenir
plus de quarante dents,
implique l'idée de l'attente de la mort pour Jean Fraiger.
En effet, le chiffre quarante est le nombre de l'attente, de la
préparation de l'epreuve ou du châtiment, qui associé
à la tendance suicidaire de ce jeune Lacenaire, confirme
l'impression du lecteur quant à la fin violente de ce dernier.
La douleur dont Jean est victime, s'analyse encore comme un refus
ou une incapacité à communiquer, à s'intégrer
à la vie sociale. Le parfum de fleur qu'elle dégage,
renvoit encore une fois à la symbolique du parfum souvent
présente
dans ce roman, mais renvoit également à la symbolique
de la fleur qui est le symbole du principe actif, du centre spirituel,
du
printemps, de la jeunesse, de l'aurore et de la vertu . Le contraste
entre cette apparition onirique feminine, qui se meut, qui dégage
des effluves d'oeillet, qui symbolise un certain luxe, une certaine
pureté, et la décrépitude interne et matérielle
de ce bandit, dont les jambes symboles du lien social sont paralysées,
confirme son incapacité à l'integration sociale
et à donner l'amour.
La porte, symbole du lieu de passage entre
deux état, et de l'invitation au voyage, provoque le changement
du cadre du rêve. Les
nouveaux arrivants sont au nombre de deux. Ce chiffre est le symbole
de l'opposition, du conflit, de la réflexion. C'est le
chiffre de toutes les ambivalences, de tous les dédoublements,
de tous les dualismes. Les deux personnages sont munis d'armes,
or les rêves d'armes sont révélateurs de conflits
interieurs. L'arme en psychanalyse est un symbole sexuel. Le narrateur,
dans tout le roman, lorsqu'il est question de son revolver ou
de fusillade, utilise des termes, des qualificatifs et des comparaisons,
relatifs à l'activité sexuelle comme caresse, volupté,
frénesie ... L'arme dans ce rêve est l'anti-monstre,
l'anti-société, 'anti-autorité, mais qui
deviendra
l'autorité. La symbolique de l'arme repose sur une ambiguîté
entre justice et oppression, entre défense et conquête.
Paul et le mineur portent des brassards rouges.
Le bras donc le brassard est symbole de force, de pouvoir et de
justice, et le rouge est symbole du principe de vie, du feu, du
sang, et dans la mythologie politique du XXème siècle
, de la gauche et du communisme. Ce rêve de révolte
et de guerre civile, symbolise la destruction du
mal, c'est à dire de la société, pour un
but suprème qui est le
rétablissement de la paix, de la justice, de l'harmonie
sociale. Cette révolte associée aux brassards rouges
et à la violence fait référence à
la révolution russe et à la guerre civile espagnole,
qui affectèrent considérablement les mouvements
politiques de gauche de la première moitié de ce
siècle. L'exposé des scènes de violence est
dominé par la place considérable occupée
par le feu, les flammes, les explosions et la chaleur qui renvoit
à l'idée de purification par le feu de la société
capitaliste et inégalitaire, à l'idée de
l'illumination d'une société égalitaire et
humaine. Ces thèmes de la révolte et de la révolution
sont largement présent dans les doctrines anarchistes notamment
dans l'oeuvre de Michel Bakounine qui pronait la révolte
spontanée, dans l'anarchisme nihiliste de P. Kropotkine,
et également dans le désir d'internationalisation
de la révolution russe de Leon Trotsky.
Le cadre de la manifestation onirique se translate ensuite, de
nouveau dans la revue de mode et dans les beaux quartiers tranquilles,
en opposition à la violence des quartiers en émeute.
La description physique et vestimentaire des poupées gracieuses
juxtaposée à celle de Paul est frappante par son
contraste. Paul est assimilé à une bête assoiffée
de sang, faisant corps avec son arme dont le positionnement sur
la hanche peut rappeler celui du sexe. Son souffle court et sifflant,
rappelant celui du serpent, c'est à dire 1e rival et 1e
complémentaire de 1'homme, est symbolique du souffle humain,
lourd d'impureté qui souille tout ce qu'il touche.
Il est ensuite question des seins d'une blonde que Jean a choisit.
Le sein symbole de maternité et de protection
est comparé à une flamme rose. La flamme est ici,
le tison dévorant de l'envie sexuelle et la braise consumante
de la luxure. Dans ce cas onirique, les jambes ne sont pas paralysées
en signe de refus de la vie sociale, mais lorsqu'il s'accouple
à la blonde, celle ci ne pousse ni cri, symbole de la joie
d'exister, ni soupir car elle est morte. Cette image permet de
donner l'interprétation psychanalytique du comportement
déséquilibré de cet anarchiste dévoyé,
qui sera l'objet du dernier chapitre de ce roman. Cette scène
onirique, précise le caractère fortement marqué
par l'inquiétude sexuelle du personnage central, qui déjà
se dessinait dans le premier rêve étudié.
Plusieurs fois, mais présenté sous différentes
formes, revient la question à l'esprit de Jean Fraiger,
de savoir si sa partenaire a réellement éprouvé
du plaisir .
C'est cette névrose quant à l'existence ou la non
existence du plaisir chez l'autre qui prouvera la mort de cette
prostituée qui se moquait de lui, ainsi que l'alteration
de ses relations avec Gloria. Le docteur Clapas dans le dernier
chapitre ne cite-t-il pas d'ailleurs : "Pour rester fidèle à cette mère
morte, vous vous êtes réfugié dans une timidité
maladive et vous êtes châtré moralement, autre
refus de la vie, au point de vous croire incapable de provoquer
le plaisir sexuel chez la femme, et lorsque vous dispensez ce
plaisir, vous le niez et le taxez de comédie, vous comportant
perpetuellement en paria. Le manque d'argent, c'est aussi une
castration, vous ne pouviez pas esperer d'autres partenaires effectives
que des mercenaires passives. Dans tout ce que vous avez entrepris,
vous avez mis les mauvaises chances de votre coté pour
echouer. Vous avez voulu procurer le plaisir et souffert d'en
être incapable. Selon vous, pourquoi avez vous tenté
de renouer avec la tradition perdue, morte, de l'illégalisme
révolutionnnaire ?
Pour secourir les opprimés, c'est à dire donner
du plaisir à ceux qui n'en avaient pas? Sans doute, mais
c'était là à la fois un véritable
motif et un prétexte. Votre attitude foncièrement
négativiste vous fait rechercher la mort. Or, il est fréquent
que les individus les plus déterminés à mourir
hésitent à se supprimer eux-mêmes. Ils cherchent
alors un autre moyen d'en finir. Tel fut le cas de Lacenaire,
entre autres. Indécis sur le choix de sa mort, refusant
le poison et la noyade pour des raisons esthétiques, il
opte en définitive pour le fer et se voue avec un effroyable
humour, au couperet de la guillotine. Comme celle de Lacenaire,
votre vie n'a été qu'un long et raffiné suicide
."
La nécrophilie outre la symbolique qui
en découle est un sujet d'ordre surréaliste et romantique,
qui inspira Léo Malet dans certains
poèmes, notamment sur le sergent Bertrand. La description
de la scène d'amour, avec la blonde décédée,
revêt dans le contraste entre le but originel de l'acte
sexuel, à savoir le plaisir, et la décomposition
du corps de cette femme, une touche d'horreur surréaliste,
caractéristique du goût de la provocation de Léo
Malet
Le rire de Paul, face au spectacle de son ami besognant une morte,
accentue encore le caractère de cette névrose relative
à l'incapacité de donner du plaisir. La description
d'une salle pleine de cercueils transparents contenant des cadavres
de femmes est un délire surréaliste mais également
un délire relatif à l'enfance de Léo Malet.
En effet, Léo Malet cite dans "La vache enragée",
"Ce qui est très
personnel dans ce livre-là, c'est la nécrophilie.
J'ai toujours été timide et, quand j'avais treize
ans, devant l'impossibilité où je me croyais de
pouvoir aborder sexuellement quelqu'un de vivant, je me disais
que le mieux était d'avoir à faire à des
mortes ...
La concentration de l'analyse symbolique, autour de ces deux passages
d'expression onirique résulte d'un choix arbitraire, s'il
en
est. Mais ce texte, ce roman "doux" est d'une telle
richesse symbolique dans la foule d'images, de métaphores,
de métonymies et de comparaisons de toute sorte, que la
reduction sauvage qui y a été faite s'est imposé
afin de ne pas depasser le cadre imparti à un mémoire
de maîtrise.
L'abondance des symboles et de rappels autobiographiques
font de la "Trilogie noire", dont "La
vie est dégueulasse" forme le
premier volet, l'oeuvre à tendance surréaliste,
où Léo Malet a le plus investit de son propre personnage
et de sa propre experience. Pour Léo Malet, "il s'est simplement trouvé
que je voulais exprimer certains sentiments ou préoccupations
qui m'habitaient depuis longtemps, et que le roman policier, avec
NESTOR BURMA, ne se prêtait pas à leur véhiculation".
Dans le n'4, de mai 1948 d'une revue intitulée
"les fiches litteraires", il présente son roman
"La vie est dégueulasse" de la
façon
suivante : "Par
gout de l'humour, j'appelle ce livre un "roman doux"
Et je crois qu'en dépit des huit ou neuf meurtres qui le
jalonnent, cette étiquette lui convient dans la mesure
où son sanguinaire et pitoyable héros est un tendre,
affligé d'une timidité pathologique qui lui commande
d'affirmer la virilité dont il doute par le truchement
élémentairement symbolique du revolver.
Je m'était primitivement proposé de montrer la dégénérescence
d'un "bandit à idée" (modèle Bonnot)
en vulgaire criminel de droit
commun. Dé sa mise en chantier, cette étude sociale
s'est transformée en exposition d'un tragique complexe
d'infériorité. Dans l'un et l'autre cas, toutefois,
le thème reste le même : celui de l'échec.
Dans le premier faillite involontaire des illégalistes, impuissants à conserver à leur acte de révolte sa pureté originelle.
Dans le second, échec
volontaire d'un être aspirant inconsciemment au suicide.
En traitant le second cas de préference au premier, j'ai
obei à l'attrait de l'utilisation de la psychanalyse considérée
comme méthode d'investigation assez proche à tout
prendre, de
celle des détectives de roman. Ma spécialité
(ce livre ne doit pas le faire oublier) est l'intrigue policière,
de l'influence de laquelle
"La vie est dégueulasse"" n'est d'ailleurs
pas entièrement dégagée. Freud y tient le
rôle habituellement dévolu au brillant enquêteur.
Il traque, dans l'inconscient, le coupable qui est en même
temps la victime.
C'est une thèse médicale,
s'est écrié un critique, ajoutant que cela n'avait
rien en commun avec la littérature. Reste à savoir,
justement, si j'ai tenu à ce que cela ait un rapport quelconque
avec la littérature. J'avoue ne pas avoir cherché
à faire littéraire ni
anti-littéraire. En 1948, ces discriminations me paraissaient
dépassées. A l'aide des rêves et de souvenirs
personnels, d'interprétation peut être abusives du
comportements des grands criminels, j'ai essayé de pousser
une violente et brutale plainte d'amour, car ce livre, en fin
de compte, est un roman d'amour et de passion, une désespérée
recherche d'absolu affectif, chaque page étant filigranée
à
l'image toute puissante de la femme, impérialement campée
sur ses meurtriers souliers à talons de poignard, avec,
dans les cheveux et les yeux, le reflet mortel de l'or. C'est
pourquoi il me serait désagreable qu'à cause de
certains passages scabreux on confondit ce roman avec l'erotisme
d'Uniprix actuellement en faveur. "La vie est dégueulasse"
est autre chose ."
Léo Malet introduisit dans l'avant propos de ce premier
volet de la "Trilogie noire", un commentaire
qualifiant ainsi le personnage central de l'intrigue: "Jean ce Tristan à la sauce
noire, ce Tristan sans Iseult, qui par dessus un abîme de
cruauté et de tendresse et le fracas des mitraillettes
en action, dresse le drapeau sang et nuit de l'inquiétude
sexuelle." Ces quelques mots de
l'auteur font ressortir les deux teintes prépondérantes
du roman, à savoir le rouge et le noir. L'opposition du
rouge, symbole du sang et de la vie, au noir, symbole de la nuit,
de la mort et des rêves, a été largement développé
dans la seconde partie de ce mémoire. La nette prédominance
du noir et du sombre renvoit, à travers le patrimoine symbolique
de Léo Malet, à l'imagerie anarchiste relative au
drapeau noir et à toute la mythologie de la révolte
sociale qu'elle draine derrière elle. Ce roman fût
republié en 1980 sous le titre de "Il fait toujours
nuit", confirmant ainsi cette dominance noire et
nocturne.
En guise de conclusion partielle, il est précisé
que cet ouvrage ne constitue en rien une oeuvre à but politique
ou doctrinale. L'objectif d'un texte politique est l'efficacité
de son action sur le plus grand nombre d'individus récepteurs.
Un texte politique répond en premier lieu à des
critères doctrinaux,- et seulement secondairement, voire
jamais, à des critères esthétiques ou artistiques.
"La vie est dégueulasse" est une
création artistique et littéraire, dans laquelle
percent un certain nombre de sentiments propres à l'auteur
ainsi qu'un certain nombre de prises de position plus ou moins
politique. Son but est de provoquer le plaisir et l'émotion
du lecteur.
Tout écrivain et artiste, est également sujet à
des choix philosophiques et politiques, ce qui le plus naturellement
se reflète dans son oeuvre de façon plus ou moins
nuancée.
L'objet véritable de la dernière
partie du mémoire sera relative à une dérive
vers la nature des choix et des changments politico- philosophique
de l'auteur. Il serait, en effet, particulièrement injuste
de travailler sur une oeuvre littéraire sans analyser les
motivations et les positions du créateur, surtout quand
ce dernier est un "énergumène" aussi attachant
que l'est Léo Malet. La conclusion
de cetteétude aura donc pour sujet la mise en valeur de
quelques traits caractéristiques de la personnalité
de Léo Malet.
En premier lieu, les lecteurs sont frappés
par le goût prononcéde l'auteur de ce roman pour
la contradiction. Cet amour de la contradiction se reflète
particulièrement dans les multiples aspects contrastés
de son oeuvre. Ces contrastes sont présents dans les diverses
techniques syntaxiques employées par Léo Malet,
et principalement dans les métaphores et comparaisons.
Ces oppositions thématiques sont également présentes
sous la forme de rupture de rythme. Le goût de la provocation
chez Léo Malet, qui plus qu'un goût est un besoin
vicérale, l'amena et l'amène toujours à des
prises de position contradictoires. C'est ce même besoin
de provoquer
qui le poussa à signer certains tracts et pétitions
desquels il ne se reconnaissait pas. A titre d'exemple, il apposa
sa signature sur une pétition en faveur de la libération
d'un monarchiste.
L'opinion que défend Léo Malet
sur sa propre place dans le mouvement surréaliste est ambigüe.
A un moment donné; il va se
décrire comme un poète surréaliste et à
un autre il estimera n'avoir jamais mérité sa place
au sein de ce courant artistique. Il déclare à ce
propos, dans une interview, à Renaud Montfourny: "Je préférerais
être considéré comme un grand poète(rires)
... ce que je suis d'ailleurs, dirais-je modestement! Non, mais
c'est très bien comme ça."
Les sentiments les plus profondément
ancrés en Léo Malet sont sans conteste son individualisme
et son non-conformisme. Son
individualisme se concrétise, d'une part dans l'énorme
mépris qu'il voue à l'humanité, et d'autre
part dans son amour des gens pris dans leur individualité.
Dans "La vache enragée", l'auteur
définit ironiquement ces deux sentiments de la façon
suivante: "Je suis
trés sociable, mais un peu asocial. J'ai peur des intrus.
Je n'aime pas emmerder les autres, et je n'aime pas qu'on m'emmerde.
C'est la définition de l'égoïste. Ce n'est
pas pour rien que, quand j'étais anarchiste, je me rangeais
parmi les individualistes. Les anarchistes-communistes sont pour
la masse, pour une société organisée. Pour
un peu, ils feraient imprimer des cartes de membres.
L'anarchiste-communiste a confiance en la masse. La masse ! La
foule La foule, celle qui gueule à mort après un
gars parcequ'il est entre deux gendarmes; celle qui se délecte
aux procès d'assises, celle qui se précipitait aux
exécutions capitales, celle qui, après avoir admiré
Sacha Guitry ou Tino Rossi, gueule "Tue-le!",
lorsque passe devant elle le panier à salade qui les conduit
au Vél'd'Hiv', celle qui trépigne comme un con à
la revue du 14 juillet.".
A partir des années 1965-1970, le visage
de Paris commença à changer, au grand désespoir
de Léo Malet et de tous les amoureux
de Paname. Le papa de Nestor Burma nourrit une formidable haine
à l'égard des urbanistes, à propos desquels
il écrivit sans une
once de regrets: "La
bande de canailles connue sous le nom d'urbanistes qui a décidé
de raser Paris". Voici sous la
forme d'un plaidoyer de Léo Malet, contre la défiguration
de Paris par les urbanistes, le sentiment de celui ci à
l'intention de ce phénomène de société: "Des paysages poétiques
et sentimentaux de ma jeunesse et de mon âge mûr,
je n'ai pas retrouvé grand-chose. Partout ou.presque, se
sont dressés des étrons verticaux d'acier, de verre
et de béton... Des fenêtres aveugles qui ne s'ouvrent
jamais, derrière lesquelles on a peine à imaginer
que des êtres vivent. Et de quelle vie? Dans leur cocon,
coupés du quartier et de la ville, comme assiégés..la
télé pour seul lien avec l'extérieur. A moins
que ce ne soient que des bureaux. Mais ces bureaux sont semblables
aux
domiciles de ceux qui y travaillent et, passant de l'un à
l'autre, il n'y a que variation de fumet. La matière est
la même. L'esprit aussi. Je donnerais je ne sais quoi pour
voir s'agiter à l'un de ces hublots comme un signal de
détresse, un appel au secours, un chiffon sale. Ca ne serait
pas plus polluant que l'air ambiant, et ce serait plus humain.
Arrivons à ce qu'on appelle le front de
Seine, réunion monstrueuse
de blocs gigantesques bâtie sur les ruines de Javel, et
que l'on va, dit-on, jumeler avec Manhattan. Alors, là!
C'est le bouquet! Vue de l'emplacement du pittoresque viaduc d'Auteuil,
que l'on a démoli (et allez donc!), pour construire le
pont de Garigliano, cette masse d'édifices, ramassée comme
pour bondir et attaquer la ville toute entière, écrase,
quard elle ne dérobe pas au regard, la tour de Paris, du
nom d'Eiffel... Oui, je sais En 1889, la "Babel de fer"
heurta la sensibilité de nombreux artistes et vous voyez
bien qu'on sien est accomodé et qu'on ne peut plus se passer
d'elle, elle est devenue le symbole de Paris. Oui, m'sieu! Mais
la Tour, ce phallus métallique d'une parfaite inutilité,
avait son style propre. Tandis que ces buildings! Où que
se porte le regard, par
l'intermédiaire de la télé, ils sont partout
les mêmes : Bangkok, Tokyo, New-York, Pétaouchnok
et la Défense, mêmes casiers empilés les uns
à coté des autres. C'est le triomphe de l'uniformité,
l'internationale du produit reproduit. Des blocs! des blocs! Ces
blocs nous bloquent et nous font débloquer."
La société qui se prépare, aux yeux de Léo Malet, annihile les relations humaines et supprime la vie des quartiers et des villes. La société ahumaine qui se construit écoeure cet homme aux racines anarchistes individualistes. L'isolement des individus créé par cette société ne résulte pas d'un choix idéologique destiné à refuser une société étatique abhorrée, mais d'une intégration totale et spirituellement stérilisante au système.
Le désir actuel de Léo Malet
dans sa quatre-vingtième année, du moins ainsi l'exposa-t-il
dans une interview, serait de gagner suffisement d'argent pour
acheter "une vaste
maison à la campagne, avec, autour, un grand jardin livré
à l'abandon et des pièges à loups de ci de
là. Et si possible, un pont-levis et des gardes. Des mercenaires
qui seraient là à guetter le passant.".
Cette réponse traduit la déception et le sentiment
de dégoût vis à vis de l'humanité,
dont est victime cet écrivain. Depuis les années
soixantes, les évènements s'acharnent contre Léo
Malet. La disparition de sa jeune maîtresse, le départ
de son fils pour l'Algérie, la modernisation de Paris,
la destruction de son pavillon de Chatillon, son relogement dans
une H.L.M., et le décès de sa femme, Paulette, ont
intensement diminué sa verve créatrice. Même
si il réussira durant ces vingt dernières années,
à rédiger quelques romans et nouvelles, il se sent
frappé par la panne de l'écriture.
L'engagement politique des époux Malet
se traduisit par un fort militantisme dans diverses organisations
de gauches et d'extrême gauche, avant et après la
deuxième guerre mondiale. Il cite à propos de ses
choix politiques: "Le coeur est à gauche, disait-on.
Mais
hélas! la générosité, la fraternité,
la justice, la liberté, tous ces idéaux ont été
bafoués par ceux-là mêmes qui arboraient le
drapeau rouge, symbole de l'émancipation humaine, et on
en est arrivé à ceci : c'est là où
ont éclaté,et vaincu, ces fameuses révolutions
émancipatrices que s'est instaurée la pire tyrannie,
que l'homme a été le plus chargé de chaînes.
En vieillissant, j'ai compris qu'on tendait des pièges
aux hommes généreux. Pour illustrer mon propos,
comme on dit, voici une citation de Jaurés.
Jaurés, dont, avec une rare impudence, les knouto-marxistes de France continuent à utiliser le nom :
"Si nous allons vers l'égalité et la justice, ce n'est pas aux dépens de la liberté. Et si, dans l'ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d'emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté... nous reculerions vers la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions... "
En fait politiquement, il se dessolidarisa
totalement des communistes en 1940, avec l'assassinat de Léon
Trotsky. Au sujet de la mort tragique de ce père de la
révolution russe, Léo Malet dira à Renaud
Montfourny: "J'aurais
accepté un truc franc, comme un kamikaze qui se suicide
en même temps que le chef d'Etat qu'il abat? Ca,ça
a de la gueule, mais là... frapper Trotsky dans le dos,
à la nuque, enfoncer ce piolet ... Alors là, les
sept centimètres d'acier qui ont été enfoncés
dans le crâne de Trotsky, jamais je ne les pardonnerai aux
communistes ... Ils peuvent le réhabiliter., ça
ne changera pas ma position.".
Ce passage reflète encore une certaine estime de la part
de Léo Malet pour la propagande par le fait, mais exercée
dans le cadre de sa pureté originelle.
Il explique son évolution intellectuelle et son passage
de l'anarchie à l'état de farouchement indépendant
de la façon suivante: "Ca
correspond à mon évolution et à celle de
beaucoup de gens. Au début, on est tout feu tout flamme
parce qu'on va changer le monde et on s'aperçoit que c'est
inutile, que c'est se battre comme Don Quichotte contre les moulins
à vent, alors on essaye de s'adapter çà la
société sans avoir à rougir trop de soi même
lorsqu'on se regarde dans une glace, et c'est très difficile...
La société vous tend des pièges, vous propose
des compromissions..."
Aujourd'hui, Léo Malet se définit
ainsi par rapport à la société actuelle française
et aux pays totalitaires à idéologie marxistes:
"En tout cas, à
la lumière de ce qui se passe dans les pays où on
veut à toute force faire le bonheur de l'homme malgré
lui, je dis que la société libérale bourgeoise,
avec ses fameuses"libertés formelles" qui sont,
parait-il, l'abomination de la désolation, me convient
parfaitement. Une bonne petite république bourgeoise tempérée
de temps en temps par l'assassinat d'un Président... Il
s'est créé un malentendu, à mon sujet. Je
passe pour un homme de gauche or il y a longtemps que je ne sais
plus ce qu'est la gauche ou la droite et, si l'on veut à
toutes forces me classer, je serais plutôt de droite, certains
ont même dit "anarchiste de droite". mais
attention, de
droite ... La droite selon Malet! C'est-à-dire quelquechose
de tout à fait spécial, que je n'arrive pas à
définir moi, même. La vérité, c'est
que je ne veux pas être catalogué dans ce qu'on appelle
actuellement "la gauche". Cette équivoque
vient de la lecture de mes romans policiers, très prisés,
ces temps-ci, m'a-t-on dit, par des jeunes gens "gauchisants"
... Dans ces romans, j'exprime des idées apparement de
gauche, mais ce ne sont pas des idées de gauche. Ce sont
les idées d'un homme libre et non conformiste ."
Le suicide exerce une certaine fascination
morbide sur Léo Malet, qu'il interprète comme une
façon parmi d'autre, de dire une dernière fois MERDE
à la société. Ceci est flagrant dans "La
vie est dégueulasse", au travers du comportement
suicidaire de
Jean Fraiger. Mais ceci est également remarquable dans
la manière dont il relate la fin d'Alexandre Jacob, l'anarchiste
cambrioleur: "Vers
les derniers jours de sa vie, Jacob possédait une petie
maison, toujours dans les environs d'Orléans. Il était
très connu et aimé des enfants du voisinnage, pour
lesquels , il confectionnait des gâteaux ... En 1954, sentant
ses forces décliner, il a tué son chien et s'est
empoisonné à la morphine, après avoir tout
mis en ordre dans sa maison. Il avait soixante-quinze ans."
L'hypothèse reposant sur un suicide probable de Léo Malet, n'est donc pas à exclure, à la vue de l'attirance qu'exerce cet acte sur celui-ci. Il rédigea, dans "La vache enragée", avec l'ironie et l'humour noir qui ne l'ont jamais quitté, un scénario relatif çà sa propre mort, dont voici le transcription:
-LEO MALET :
"La vie est dégueulasse", Collection 10/18,
Christian Bourgois Editeur, 1986.
"Le soleil n'est pas pour nous", Robert Laffont Editeur, Collection Bouquins, 1989.
"Sueur aux tripes", Collection 10/18, Christian Bourgois Editeur, 1986.
"Brouillard au pont de Tolbiac", Collection 10/18, Christian Bourgois Editeur, 1986.
"La vache enragée", Editions Hoëbeke, 1988.
-DANIEL GUERIN :
"L'anarchisme", Gallimard, 1965.
-JEAN MAITRON :
"Histoire du mouvement anarchiste en France",
1955.
-HENRI ARVON :
'L 'anarchisme", Collection "Que sais-je?",
PUF,1951.
-OLIVIER BEIGBEDER :
"La symbolique", Collection "Que sais-je?",
PUF, 1957.
-JEAN CHEVALIER et ALAIN GHEERBRANT :
"Dictionnaire des symboles", bCollection Bouquins, Robert Laffont Editeur, 1969
-ANDRE BRETON :
"Manifestes du surréalisme", Jean-Jaques
Pauvert Editeur,1924, 1930.